Place des Mille Vents, les joueurs couverts de givre sont pareils aux bonshommes de neige. Une vapeur blanche s'échappe des nez et des bouches. Des aiguilles de glace, poussées sous Ie rebord de leurs toques, pointent vers la terre. Le ciel est de nacre, Ie soleil cramoisi, tombe, tombe. Ou se situe Ie tombeau du soleil ?
Quand I'endroit s'est-il transforme en lieu de rendez-vous des amateurs de go? Je l'ignore. Les damiers gravés sur les tables de granit, après des milliers de parties, sont devenus visages, pensées, prières.
Serrant dans mon manchon une chaufferette en bronze, je tape du pied pour me dégeler le sang. Mon adversaire est un étranger venu directement de la gare. Tandis que la lutte s'intensifie, une chaleur douce me pénètre. La lumière du jour décline et les pions se confondent. Soudain, quelqu'un craque une allumette. Une bougie apparaît dans la main gauche de mon adversaire.
Les autres joueurs sont partis. Je sais que Mère sera malade de voir sa fille rentrer si tard. La nuit est descendue du ciel et le vent s'est levé. Pour protéger la flamme, l'homme la couvre avec la paume de sa main gantée. Je sors de ma poche une fiole d'alcool blanc qui me brûle la gorge. Je la mets sous le nez de l'inconnu. Il la regarde, incrédule. Son visage est barbu et on ne distingue pas son âge. Une longue balafre commence au sommet de son sourcil et traverse son oeil droit qu'il garde fermé, Il grimace et vide la fiole d'un trait. La lune est absente cette nuit, le vent gémit comme un nouveau-né. Là-haut, un dieu affronte une déesse en bousculant les étoiles.