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shan sashan sashan sa
Publication 2010
La nuit, vague géante, s'écrase sur le village. Dans les arbres, les oiseaux se taisent. Les étoiles s'allument.
Shen Feng remue les mâchoires et s'efforce d'avaler une bouchée de céréales. Les grains lui raclent la gorge, n'arrivent pas à descendre. Il rentre pour prendre une louche d'eau quand il voit la femme de la tombe appuyée contre le chambranle de la porte, lui barrant le chemin. Sa robe flotte dans la brise et ses cheveux lâchés, couleur gris et argenté, ondulent sur son dos jusqu'au sol. Elle lorgne Shen Feng de ses yeux gris-turquoise.
Il se fige d'effroi.
Elle sourit et s'écarte.
– Entre.
Il se précipite vers la jarre et boit plusieurs louches.
Lorsqu'il lève la tête, la femme a disparu.
Il va fermer la porte quand elle réapparaît dans le jardin.
– La cithare a été inventée par le dieu Fu Xi pour donner à l'homme la décimale de la morale et la partition de la rectitude. Vivant à l'écart du monde à l'état de singe sauvage, comment peux-tu prétendre être luthier ?
Shen Feng garde le silence. Il se souvient que si un fantôme s'adresse à un vivant et que si le vivant lui répond, la vie devient prisonnière de la mort.
– Je n'ai pas de cithare, continue la femme. Mais je compose de la musique avec la force de mon esprit. Les vents sont mes cordes de soie et je fais résonner les cris des animaux. Écoute...
La femme lève un bras. Sa longue manche ondoie et dévoile une main couleur de nacre.
Un grand silence descend dans la vallée.
Des herbes et des buissons s'élève un tumulte furtif, suivi du chahut croissant des arbres qui ploient sous le vent. Derrière la maison de Shen Feng, un hibou hulule. Le vent se retire subitement et se divise en nombreux courants d'air qui serpentent dans la forêt en différentes directions. Les arbres frémissent, palpitent, grognent. Selon la taille de leur tronc et le volume de leur feuillage, ils psalmodient ou proclament et se répondent en aigu et en grave. Leur choeur, tantôt furieux, tantôt tempéré, est rythmé par la percussion des branches qui se plient et se heurtent.
– Shen Feng ! Shen Feng !
Un enfant du village remonte le sentier en courant. Il s'arrête devant le treillis du jardin, haletant :
– Ma mère est en train d'accoucher. Est-ce que le vieux luthier est là ?
– Il est sorti, répond Shen Feng.
Déçu, l'enfant s'en va, puis il se retourne.
– Peut-il passer quand il sera rentré ?
– D'accord.
L'enfant bondit et disparaît. Il semble n'avoir rien vu d'anormal.
Le vent est tombé. Shen Feng cherche la femme et la trouve assise dans le cerisier. Sous les plis de sa robe, ses jambes se balancent. Elle fait un signe à Shen Feng et soudain souffle sur les fleurs.
Un oiseau, puis deux, trois, dix, cent se mettent à gazouiller. Contrairement aux arbres qui bruissent par vagues d'harmonie, les oiseaux s'égosillent tous en même temps, tels des milliers de clochettes qui tintent sans répit. Leurs chants chaotiques font tourner la tête de Shen Feng. Il ne sent plus le poids de ses jambes ni le mouvement de ses bras.
Il s'assoit sur le seuil.
La femme est en face de lui. Mais il a l'impression qu'elle est aussi derrière lui. Devant lui, elle lui tend les bras. Derrière lui, elle l'enlace déjà. Sa voix lui parvient à travers les cris des oiseaux :
– Les champs de bataille deviennent rizières, les routes militaires, chemins pour caravanes. Là où gisent les corps des soldats poussent les arbres à thé, là où les héros sont tombés, on bâtit les villages. Il n'y a que le fleuve Yangzi qui se souvienne des noms, des exploits, il coule vers l'est en emportant les saisons et les lunes.
Elle s'arrête puis s'adresse à Shen Feng :
– Toi qui n'as pas vécu et qui n'as rien vu, rien entendu, comment oses-tu toucher à la musique ?
Shen Feng décide d'ignorer le fantôme, probablement rendu fou par la solitude.
shan sa